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Ernest
Pignon-Ernest
Extases
Gallimard |
Ce n’est pas un acte de
foi qui a décidé de l’aventure singulière, délibérément
hors cadre, qui se manifeste dans ce livre, et va désormais s’exposer.
Tout est venu d’un questionnement, d’une fascination, du vertige
également qui ne peut qu’emporter ceux qui désirent évoquer,
penser, comprendre, figurer un phénomène aussi troublant, aussi
dérangeant, aussi insensé que celui de l’extase.
Il y a plus de quinze ans déjà qu’à la suite de ses
collages dans les rues de Naples, Ernest Pignon-Ernest a ébauché
ce dialogue très libre avec les grandes mystiques, ici au nombre de sept
: Marie Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine
de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation
et Madame Guyon.
Pour un artiste qui a toujours fait du corps l’objet et le sujet de ses
explorations, la rencontre autour d’une thématique de cette nature
relève autant d’une quête que d’un défi. Comment
représenter ce qui ne se peut voir ? Comment faire images de chairs qui
aspirent à se désincarner ? Comment capter les traces, les effets,
les lumières, les ombres, les soupirs ou les cris d’expériences
ineffables ? Comment restituer par des traits de tels transports, de tels excès,
de telles effractions sublimées ?
Les preuves de l’union mystique ne se donnent jamais que sur le théâtre
du monde, et ce spectacle contrarie l’accord en plénitude des cœurs,
des souffles, des esprits et des âmes qui, pour s’accomplir, ne
requiert ni scène, ni décors, ni répliques. La pâmoison
témoigne sans doute de l’oraison, mais l’oraison est ailleurs,
et au delà.
Pourtant un tel mystère n’a cessé d’obséder
les créateurs, de les séduire aussi. Peintures, sculptures, poèmes,
apologues ou récits s’attachent depuis des siècles à
saisir la merveille, à forcer l’interdit, à favoriser, dans
le champ du visible, l’accès à l’invisible, comme
à mettre sur la peau des reflets d’éternité, et aux
lèvres des cantiques à chavirer les anges.
Tenter l’impossible dans l’orbe de femmes inouïes, qui firent
d’abord scandale et que l’on prit souvent pour folles avant de les
béatifier ou de les sanctifier, voilà ce qu’entreprend Ernest
Pignon-Ernest avec pour alliés les outils les plus simples : des crayons,
des fusains. Et le prodige veut qu’une dimension, dont on ne sait si elle
est tierce, quarte ou infinie, vienne s’ajouter à une surface plane,
et qu’il se libère un espace dans le peu de matière de feuilles
sans épaisseur. On voit alors qu’un secret affleure, se façonne,
s’éveille en quelque sorte, charnel et impalpable, sensuel et très
pur.
Ernest Pignon-Ernest insiste d’ailleurs sur les enjeux spécifiques
d’une telle expérience : Dans mes interventions dans les villes,
je n’ai jamais usé du papier comme d’un banal support. Le
sens de l’image est travaillé, rehaussé, transformé
par ce qu’inflige à la feuille la matérialité du
mur, son grain, ses joints, ses fissures, et sa mémoire. De même,
pour les mystiques, précisément parce que je n'ai jamais imaginé
les inscrire dans la rue, j’ai dès mes premiers dessins pensé
que le papier - plus encore qu’au cours de mes collages urbains - s’imposerait
comme un matériau plastique essentiel, à l’égal du
dessin, et jouant avec lui, le contredisant, le distordant.
Il m’est apparu que ces feuilles blanches devaient devenir un lieu d’accueil
d’une extrême intensité, jusqu’à ce que s’y
inscrivent une tension, un conflit. À la fois jouer avec l’idée
de surface (peau, pâleur, immatérialité... voile, linceul,
fantôme), et d’un même mouvement mettre en cause cet aplat
en le dotant d’une morphologie, en y modelant des courbes, en affirmant
par là le corps du papier et ce labyrinthe de parois, de volutes, de
plis qu’il porte en réserve. Une phrase de Jean-Noël Vuarnet
m’a en quelque sorte guidé : "C'est cependant chez les saintes,
deux fois femmes, en tant que femme, en tant que mystique, que l'extatisme a
donné ses plus beaux fruits". Ainsi ces feuilles, deux fois feuilles,
à la fois feuille et femme, sont-elles en quête d'extase d'espace.
Aspirant à la lévitation, de telles images ne peuvent se donner
qu’avec symétrie et profondeur de champ. Il faut que la vision
elle aussi s’anime et se démultiplie. C’est pourquoi je veux
que dans un miroir d’eau sombre se mêlent les signes que sont les
dessins et les signes que forment les reflets de la chapelle, pour que l’on
assiste, pour que l’on participe autant que faire se peut, à une
liquéfaction spatiale et spirituelle.
Une précision encore, mais d’importance : si ces portraits ont
été imaginés à partir des écrits des mystiques
elles-mêmes, s’ils résultent d’un long, d’un
incertain, d’un acharné travail de dessins, je me dois avant tout
d’insister sur le processus que j’ai mené, des années
durant, avec Bernice Coppieters. Son implication, sa disponibilité, son
fascinant talent de danseuse, son potentiel d'expression ont été
essentiels. Ce qu'elle proposait à partir des esquisses et des lectures
que je lui soumettais anticipait le dessin à venir et le fondait. Il
y a chez elle une telle "intelligence du corps" que je détournerais
volontiers à son propos la phrase de Thérèse d’Avila
: "douleur spirituelle et non corporelle, bien que le corps ne manque pas
d'y avoir part et même beaucoup". À ce niveau en effet l'intelligence
corporelle excède de loin ce que le corps seul peut offrir.
Corps
d'extase
avec
une eau-forte et onze lithographies
d'Ernest Pignon-Ernest
Ernest Pignon-Ernest dans son atelier
© Yvette Ollier